Décembre 2016 – Danièle Corre

Anthologie progressive

Danièle Corre est l’auteur d’une dizaine de recueils de poèmes et autant de livres d’artiste, d’un récit en courts chapitres de prose sur sa fille handicapée et d’un roman historique. Elle a reçu de nombreux prix dont le prix Max Jacob en 2007. Membre du comité Aliénor qu’elle a présidé, professeur de lettres, elle a mis en place des ateliers d’écriture poétique en milieu scolaire initiant ses élèves à la poésie contemporaine. Son dernier recueil La nuit ne se tait pas est paru aux éditions Tensing.

Poème

J’ai longtemps vécu dans des arrières boutiques
où se fomentaient des insurrections de routes
et des chemins répréhensibles.

Morts sont les visages
qui auraient trouvé à redire,
morts sont ceux qui gardaient les portes
et j’ai couru le long des fleuves
qui gravaient leurs lignes bleues
sur les cartes semblables au lacis
des veines sur mes mains.

J’ai dit oui au Mississippi,
à ses levées de terre, à ses envols d’oiseaux,
aux eaux lourdes d’alligators
à toutes les peurs,
mais pleuré sur le Danube et sur la Spree
des larmes qui n’étaient pas de moi.

J’ai dit oui aux bras du Saint-Laurent
rouleur d’accents et de violons musette
avec magasin général et village de bois
en laissant des bribes d’histoires
aux branches des épinettes.

J’ai dit oui à l’Hudson et au Potomac,
à leur souffle de violence et de liberté.

Ai-je dit autre chose que cet accord à l’Arno,
à ses ponts enlacés?
au Guadalquivir de Cordoue ou de Séville ?
au limon du Mékong, aux reflets du Tage ?
au chant douloureux de la Valtava? .
et à l’Oreuse, frais murmure de ruisseau
dans le pays d’enfance?

J’ai dit oui à des pistes de vie
où se croquaient des fruits sans amertume
oubliant de regarder par dessus mon épaule
les traces de mes pas,
ignorant que les buissons alentour étaient parfois
tanières d’assassins.

Le chant des sources
m’a lavée des gestes innommables,
rendue à l’eau fraîche des regards.

Par l’obscurité des passages,
un homme est venu
d’un pays de roches, de forêts et de rivières,
avec des mots qui sont niches d’amour
et pierres de bâtisseur.

D’un long chemin d’aspérités,
j’ai gardé pour lui
des pépites de soleil
que je place en étal
comme le faisait l’indienne
sur les terres rouges du lointain Colorado

qui aspirait à la pluie
offerte ce soir
piquetant le bord de la fenêtre
en amie soucieuse
de coudre le présent
au tissu d’enfance constellé.
L’eau était jeune qui riait
dans les gouttières.
On emplissait des bassines
en l’écoutant parler de son périple
qui l’avait conduite
entre nos mains petites.

Dans la cuisine, les adultes
battaient les cartes,
comptaient les atouts;
« Tu exagères dit le grand père unique,
tu multiplies les identités
on ne sait où tu es,
est-ce un atout?
Il est vrai que
sous mon nom propre,
j’ai failli mourir
dans les forêts d’Argonne
quand étaient rouge garance
les pantalons des soldats de 14
et que les collines sautaient
sous un déluge d’obus.
Sous la mitraille,
noir était le jour. »

Jamais plus ce noir du soleil sais-tu,
Jamais plus ces larmes de suie, de sang,
nous avons appris de terribles choses,
jamais oublié la leçon.
Danièle Corre