Mai 2015 – Gérald Bloncourt

Anthologie progressive

1926 : Naissance de Gérald Bloncourt à Bainet (Haïti), d’une mère française et d’un père guadeloupéen.

1927 : la famille Bloncourt s’installe à Jacmel (sud d’Haïti).

1936 : Départ pour Port-au-Prince, la capitale, à la suite d’un terrible cyclone qui ruine la région. Bloncourt y fréquente Jacques-Stephen AlexisRené Depestre et Gérard Chenet.

1944 : Bloncourt participe à la fondation, à Port-au-Prince, du Centre d’Art haïtien. La peinture haïtienne émerge sur la scène internationale.

1946 : aux côtés de Jacques Stephen Alexis et René Depestre, Bloncourt est l’un des principaux leaders des « Cinq Glorieuses », journées révolutionnaires qui entraînent la chute du gouvernement Lescot. Expulsé d’Haïti, Bloncourt séjourne quelques mois en Martinique, puis s’installe à Paris. Il se lance dans la photographie, sans cesser pour autant de peindre et de graver.

1948 : Bloncourt est nommé responsable politique du service photo de L’Humanité, pour lequel il couvre de nombreux conflits sociaux. Il devient par la suite reporter indépendant et avec Le Nouvel ObservateurL’ExpressLe Nouvel EconomisteOptionsLe PeupleRegardsSyndicalisme hebdoTémoignage ChrétienLa Vie catholiqueLa Vie Ouvrière,…

1963 : Gérald Bloncourt crée les Éditions Murales (livres muraux itinérants) et d’autres expositions, qui circuleront pendant plus de vingt ans à travers la France.

1966 : Premier voyage de Bloncourt au Portugal, sur les routes de l’émigration.

1974 : Bloncourt couvre la révolution des Œillets.

1976 : Bloncourt est l’un des premiers journalistes qui couvre, au Sahara Occidental, la guerre du Front Polisario contre le Maroc.

1986 : Retour de Bloncourt en Haïti, après la chute du régime des Duvalier. Publication, avec Marie-José Nadal-Gardère, d’un livre sur la peinture haïtienne (Nathan) et de nombreuses plaquettes poétiques.

1991: Parution de Yeto ou le Palmier des Neiges (éditions Henri Deschamps et Arcantère), souvenirs d’engagements en Haïti et chronique du retour au pays.

1998 : Cofondateur du « Comité pour la défense des droits de l’Homme et de la démocratie en Haïti », plus connu sous le nom de « Comité pour juger Duvalier ». Invité à prononcer des conférences et à exposer aux Etats-Unis, Bloncourt est nommé citoyen d’honneur de la ville de La Nouvelle-Orléans.

2004: Parution de ses mémoires de reporter photographe : Le regard engagé. Parcours d’un franc-tireur de l’image (éditions François Bourin) et de l’album Les Prolos, qui rassemble 140 photographies de Bloncourt accompagnées de textes de Mehdi Lallaoui (éditions Au nom de la mémoire).

2006 : Parution avec Michael Löwy de Messagers de la tempête. André Breton et la Révolution de janvier 1946 en Haïti, publié aux Éditions Le Temps des Cerises.

2008 : Exposition Por uma vida melhor au Musée d’art contemporain de Lisbonne (fondation Berardo) ; Parution d’un catalogue bilingue portugais / français (éditions Fage).

2008 : Parution de DIALOGUE AU BOUT DES VAGUES – Editions Mémoire d’Encrier – Québec- Préface de Jean-Claude Charles

2008 – Il reçoit la Médaille de la Ville de Paris (échelon Vermeil)

2010 : Parution de Le PARIS de Gérald Bloncourt aux Editions Parimagine. Une centaine de photographies dont de nombreuses d’écrivains, d’artistes. Un témoignage émouvant du Paris laborieux et populaire.

2011 : Parution de Peuples de gauche 1972-1983 préfacé par Edgar Morin (éditions François Bourin).

2012 : Il est fait Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres

2013- Parution de Journal d’un révolutionnaire, préface Rodney St-Eloi (Editions Mémoire d’Encrier)

2015 : Il est fait chevalier de la Légion d’Honneur.

Poème

JE ME SOUVIENS…

Je me souviens des purges administrées tous les samedis matin pour guérir des vers, du paludisme et du « sang-gâté ». Je me rappelle la tête coupée, fichée sur une pique, qu’une foule en colère a baladé des heures durant, dans les rues de Jacmel. Je me souviens l’avoir vue passer, montant et descendant dans le roulis de la manifestation, au ras de mon balcon. Je me souviens que le ciel était bleu-féroce et que le soleil cernait de lumière le macabre visage. Je me souviens que j’avais 7 ans.

Je me souviens de Diogène, le conteur, matraqué et jeté ensanglanté dans un camion par des types de la Garde, parce qu’il allait pieds nus et en guenilles. Je me souviens d’avoir entendu dire qu’il fallait nettoyer la ville de tous les mendiants à cause du bateau de touristes yankee qui devait faire escale dans le port ce jour-là. Je me souviens que Diogène n’a jamais plus reparu. Je me souviens qu’un voisin a dit qu’il était mort.

Je me souviens du cyclone de 1936. Du tremblement de terre et du raz-de-marée qui l’ont précédé. Je me souviens des quinze mille victimes et de ceux que la peur a rendu fous. Je me souviens des cadavres brûlés en tas pour éviter l’épidémie. Je me rappelle cette odeur de cochon grillé et les volutes de fumée noire dans le ciel redevenu bleu et serein.

Je me souviens des matelas contre les murs en cas de « balles perdues ».

Je me souviens d’un doigt sectionné pour une banane volée. Je me souviens de la main de Théragène, coupée, pour tout un régime dérobé.

Je me souviens des lampes à pétrole, des bougies de baleine et des « torches-bois-de-pin » éclairant mes cahiers d’écolier.

Je me souviens de la route Jacmel-Port-au-Prince aux cent « passes » de torrents. Je me souviens de Moreau, la rivière aux écailles d’argent. Je me souviens de Cour-la-Boue et du Morne-à-Tuf.

Je me souviens des tambours dans la nuit et des « bandes » du mardi-gras.

Je me souviens de nos pigeons mangés par les voisins et… des colères de mon père! Je me souviens de lui lorsqu’il partait à la recherche des trésors enfouis durant la guerre de l’Indépendance en 1804, et qu’il n’a jamais découverts.

Je me souviens de ma dysenterie amibienne et de l’eau bouillie qu’il m’a fallu boire durant un an.

Je me souviens de P’tit-Louis qu’il a fallu que je cesse de fréquenter parce qu’il avait la teigne.

Je me souviens de Maman-Dédé m’interdisant de parler créole pour ne pas gâter mon français.

Je me souviens que les petits « mulâtres » jouaient de préférence avec les petits « mulâtres », les petits « nègres » avec les petits « nègres », que les bonnes étaient toujours noires et les prêtres toujours blancs.

Je me souviens qu’il ne fallait jamais oublier de ne pas parler aux gens des bidonvilles et qu’il fallait surtout ne pas oublier qu’il était interdit de donner la main aux « enfants de la rue ». Je me souviens qu’il ne fallait jamais dire de gros mots sous peine

d’attraper le « gros-ventre comme certains gosses du voisinage. Je me souviens du « mal-mouton » que ma mère appelait oreillons. C’était une maladie terrible qui engendrait le « maklouklou » gonflant démesurément les testicules, comme c’était le cas pour Maître Bordes, doyen du tribunal.

Je me souviens du massacre des quinze mille travailleurs haïtiens en République Dominicaine. Je me souviens que cette tuerie eut lieu en une seule nuit.

Je me souviens des vingt-et-un coups de canons tirés du Fort-National pour saluer les bateaux de l’U.S Navy à chaque fois que l’un d’eux venait mouiller dans la rade.

Je me souviens des « marines » nord-américains dé-ambulant saouls dans nos rues, la bouteille de gin dépassant de leur poches arrières. Je me souviens de leur allure chaloupée et de leur difficulté à avancer sous le soleil. Je me souviens de leur brutalité, de leur grossièreté, de leur peau violette, de leurs yeux injectés de sang, de leurs visages inintelligents, de leurs uniformes peu seyants, de leurs rictus repoussants, de leurs de leurs de leurs de leurs….

Je me souviens qu’il fallait oublier les amis emprisonnés parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec le gouvernement. Je me souviens qu’il fallait ne plus se souvenir des « disparus ». Qu’il fallait rayer de son vocabulaire : « politique », « à bas Borno », « indépendance  » et « communisme ».

Je me souviens de ma terre-natale dont on m’a privé quarante ans et que j’ai retrouvé à soixante.

Je me souviens qu’il m’a fallu dix-sept jours pour traverser l’Atlantique en 1946 à bord du San-Matéo et dix heures pour revoir le pays en 1986, à bord d’un Boeing 747.

Je me souviens que la terre est ronde. Que mon coeur bat. Que j’ai connu Georges Perec au Moulin d’Andée, Samy Frey en cassette, et Isabelle dans le métro.

Je me souviens des mots : amour, espoir, liberté, fleur et

rêve.

Je me souviens qu’un jour viendra…

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Gérald BLONCOURT Paris 8 Novembre 1990