Cher Paul,

L’autre jour régnait soudain un silence palpable et déchirant. Tu lisais devant des élèves du lycée Jean-Jaurès de Montreuil quelques-uns de tes poèmes extraits de ton dernier livre, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre (éditions Lanskine, 2013).


Tes textes, si humbles et clairs sur la capacité des humains à se détruire eux-mêmes, donnaient du génocide cambodgien une lecture universelle et immédiate. Nous n’étions plus juges, mais partie prenante. Nos têtes se baissaient et nos yeux s’ouvraient sur l’indicible souffrance : tu la rendais palpable et présente. Paul, tu m’as touché plus qu’aucun historien qui découpe au scalpel chaque minute de l’épouvantable calvaire. Tu as rappelé la banalité de l’horreur pour en donner un témoignage inoubliable.

Tu as ce jour-là dit également tes interrogations sur ton futur rôle de Président du Jury de Poésie en liberté. Toi qui as visité l’horreur, tu devines les innombrables cruautés que certains des poèmes, que nous recevons du monde entier, charrient vers notre plate-forme Internet. Si beaucoup de textes chantent les joies et les peines universelles, d’autres transportent l’insupportable tragédie des peuples et des humains.

Je tiens à te le dire ici : dans ta voix, j’ai senti ton écoute des humbles, des souffrants, des heureux et des vaillants.

Je t’accueille de toute mon affection : tu es cette année notre Président de Jury !

Jean-Marc Muller

Les émotions ne sont pas neutres : elles s’imposent aux humains. La médiation par la parole peut les humaniser pour éviter qu’elles ne soient barbares.

Des émotions barbares font la une des journaux et correspondent à la présentation d’un monde sans nuance : colères et indignations bloc contre bloc, foule contre bouc émissaire. « La vérité n’existe pas », la dérision sert d’analyse : tel est pour d’aucuns le nouveau credo. Ces émotions ont souvent offert leur violence motrice aux bouleversements petits et grands.


L’éducation, notamment littéraire, a précisément pour ambition d’offrir la médiation de la parole, des mots. De préférer la complexité et la différenciation. De chercher à l’indicible de la souffrance sociale ou intime une expression par l’invention d’un nouveau langage, par une création verbale d’éclaircissement et si possible d’espoir.

Le poète est toujours encore un éclaireur. Il fait  l’effort d’aller au différent, au nouveau, à l’autre. Essai salutaire de mettre l’autre à la hauteur de soi. Les émotions exprimées par la langue des hommes interpellent  l’humain en nous pour tenter d’arracher les émotions violentes à leur potentiel barbare.

Pour autant faut-il naïvement prêcher l’amour universel, de préférence avec un grand A ? C’est tout aussi dangereux, s’il s’agit ainsi d’exiger de tous une égale dévotion à autrui : les essais déjà faits s’appellent totalitarismes.

Il s’agit de créer une culture vivante et diverse dans une société de droit. Chaque fois que l’on fait cet effort de création, on y contribue. La force créatrice de la poésie doit être capable de se frayer sa place. En liberté.

C’est une question qu’on ne se pose pas parce qu’on a écrit un poème ou même plusieurs. Et encore : j’ai bien écrit poète et non Poète ! Ne pas y réfléchir n’exclut pas que « quelque chose » se produit quand on se met à en écrire.


Quelque chose qui touche à l’imaginaire, à la nécessité d’écrire en s’évadant pour mieux dire le réel. Sans ce décentrement, cet écart, il ne s’agirait que de banalités ! Dans ce cas, le lecteur connaît par avance le texte. Rien ne lui parvient. Le poème lui tombe des mains.

« Seuls les gens sans imagination se réfugient dans la réalité », pour reprendre une belle méditation de Marie Darrieussecq, et ils s’empêchent ainsi de la voir en P-poète !

Lire des poètes dont les textes restent collés aux mains, aux yeux, à la mémoire ! C’est ainsi que le lecteur découvre le chemin du texte qui va du réel à l’imaginaire et atteint cet autre qu’est le lecteur qui y lit parfaitement le réel transfiguré et agissant.

Le test de l’art véritable ? C’est qu’il agit et vit ! En relisant son poème, il s’agit de repérer ce mouvement qu’il communique à l’âme et que l’on appelle… émotion.

Je sais. La main tremble sur le clavier. Le poème est encore en morceaux. On connaît déjà le début ou la fin. On sent une vague musique : il s’agit de « découvrir, par hasard et sagacité, des choses qu’on ne cherchait pas » ! On s’ouvre à l’intérieur de soi à des images, des sensations, des émotions. C’est comme « chercher une aiguille dans une botte de foin, et y trouver la fille du fermier » (Julius H. Comroe).


Seule la liberté de chercher donne ce vertige. Et on trouve ce qu’on ne cherche pas. Il en est ainsi dans les sciences (pénicilline, rayons X, Post-it, Viagra, Velcro, micro-ondes, insuline ou Téflon : tout cela trouvé par hasard, par accident par des esprits ouverts et préparés !). Il en est ainsi dans les arts. Et en poésie. Jouez et vous trouverez.

Parfois on parle d’inspiration. Il faut alors suer sang et eau pour fignoler. Travailler chaque mot, chaque expression, chaque mouvement du texte.

Mais vous êtes libre. La poitrine est emplie d’espoir. La vie se soulève en vous en une vague puissante et heureuse. Le poème est advenu.

Merci à Sylvie Catellin. Sérendipité. Du conte au concept. Seuil.

Les lauréats et les jurés du concours se rencontrent lors de la remise des prix à Paris, fin novembre. Moment où des comédiens, des artistes lisent les textes. Occasion pour les représentants des Ministères et des partenaires de partager des moments intenses d’émotions avec les familles et les amis.


Dans ma jeunesse, quand j’ai découvert Rimbaud, Verlaine et les autres, j’ai souvent regretté « d’être arrivé trop tard dans un monde trop vieux ». Tant j’aurais aimé rencontrer ces poètes de leur vivant.

Je me trompais ! Bien évidemment je rencontre les Rimbaud, les Verlaine du XXIème siècle ! Ils sont là parmi nos lauréats, accompagnés d’auteurs aguerris et reconnus. Je partage cette joie avec tous nos amis chaque année.

Les lauréats et jurés eux aussi comprennent d’un seul coup cette chance de croiser d’immenses talents venant de tant de pays différents. A l’heure où vous écrivez solitaire dans votre silence, vous ne devinez pas encore toute la richesse de l’aventure que vous entamez : regardez par la fenêtre et accoudez-vous ! Vous êtes devant le spectacle du monde !

C’est vrai, Poésie en liberté claque comme un slogan en parfaite conformité avec l’ambiance culturelle de ce temps. Pour faire agir, il faut savoir vendre le produit. Et dans la démarche publicitaire, ce sont les slogans qui touchent et font réagir.

Pourtant pour nous,  il ne s’agit pas d’une promesse de bonheur par la poésie. Les poèmes reçus parlent de l’amour et de la mort. Ils sont pétris de souffrance : drames intimes ou collectifs, guerres, violences dans les familles et dans les nations, misères du monde. Avec une lueur d’espoir, un mot qui libère, une étincelle qui fait l’humanité. Aussi de l’humour et des belles histoires. Des récits qui font vibrer.


C’est curieux : le titre de Poésie en liberté a suscité de nombreux commentaires. Souvent sur les rapports entre poésie en liberté. L’histoire de ce choix de titre est pourtant bien triviale.

Lorsque l’équipe du lycée Henri-Wallon à Aubervilliers a proposé un concours de poésie, immédiatement quantité de personnes bien intentionnées y ont vu une occasion de traiter des préoccupations liées aux banlieues. Pourquoi pas des thématiques typiques et « typées » : racisme, intégration, accueil des cultures diverses et toutes ces questions réservées aux pauvres.

On proposerait à tous les jeunes des sortes de dissertations poétiques à thèmes où des récits riches d’émotion se chargeraient de ce que le débat rationnel de l’espace public se sent incapable de porter efficacement depuis si longtemps. Ce n’est pas sans intérêt, certes.
Les promoteurs du concours n’ont pas fait ce choix. Pour eux pas de thème imposé. Pas de paiement pour participer. Pas de contribution pour être publié ou pour recevoir son diplôme de lauréat.

Une forme plus accomplie de liberté : celle de payer son voyage à Paris à la force de sa plume, ou plutôt de son clavier, d’être publié en récompense de sa passion d’écrire.

Liberté de participer : tous les jeunes de 15 à 25 ans, quel que soit leur parcours ou leur pays. Les accidentés, les isolés, les scolarisés ordinaires, les handicapés, les ultra-marins, les jeunes de partout ou de nulle part.
Ainsi vit Poésie en liberté.

Jean-Marc Muller, Président

Il a été créé en 1998. A l’époque la pratique de l’internet était à ses débuts. Proposer d’écrire de la poésie sur ce média était une audacieuse innovation qui a attiré l’intérêt des pouvoirs publics et de plusieurs entreprises. La situation s’est inversée : écrire par clavier est courant, publier un recueil imprimé à l’issue d’une opération électronique est moins habituel. Poésie en liberté publie chaque année. Les textes ainsi retenus commencent leur vie littéraire et donne son originalité au concours.