« Appel du Recteur de l’Académie de Créteil. Demande de contact téléphonique avec le Proviseur adjoint. Urgent » (Mot collé sur la porte de mon bureau en l’an de grâce 2000 par la gardienne du lycée Henri-Wallon à Aubervilliers).
Le Recteur de l’époque était un passionné de navigation, un vieux loup de mer, habile au gouvernail de son voilier. Il savait affronter vents et vagues, paysages mouvants et imprévisibles de l’océan. Solitaire au milieu de l’incertain, d’un monde sans repère fixe, sans stabilité rassurante. Qualité indispensable à un Recteur de Créteil, me dira-t-on. Comme ces caravaniers qui traversent tous les six mois l’immensité désertique sans jamais reconnaître de paysages familiers : le vent a déplacé les dunes, les a modifiées pour perdre le commerçant dans les sables.
Le poète a de secrètes connivences avec ces solitudes : troublé par la houle de ses émotions, le flux des mots et des images.
Pendant un bref instant, j’ai cru que le Recteur voulait me parler poésie, en particulier de Poésie en liberté qui entrait dans sa troisième année. Il n’en était rien.
Fonctionnaire respectueux, je lui avais adressé une demande d’autorisation d’exercer une activité de « commerçant non-sédentaire » ( marchand de foire, de marché, de brocante en d’autres termes). Il n’avait jamais vu cela ! Je ne le connaissais pas, il ne me connaissait pas. Je lui ai parlé de ma passion de découvrir des villes inconnues, de croiser des marchands de partout, de tous ces commerçants sans feu ni lieu qui s’accrochent au bord des marchés du monde pour survivre et se hisser un jour parmi les sédentaires. Il m’accorda son autorisation. Je ne l’ai jamais rencontré. Jamais je ne lui ai plus parlé à nouveau. Tout était dit. De solitude à solitude, des liens étaient tissés à jamais.
C’est bien plus tard que j’ai compris la proximité des solitudes humaines, parce que tout mouvement est un mouvement vers l’autre. Même le sentiment de peur qu’inspire l’inconnu. « L’homme est pour l’homme un loup, non un homme quand on ne sait pas quel il est ».
L’enfant à naître quitte la sécurité absolue du ventre de sa mère qui lui dispense tout selon ses besoins. Il est comme l’oisillon qui casse la coquille de l’intérieur. Une dynamique irrésistible le met en mouvement vers l’inconnu. Son choc à la naissance est un cri. Il se recroqueville, jette un regard d’incompréhension sur le monde.
Il entre dans un monde où il apprend. Où il s’attache. Où l’on parle, où il est appelé à parler.
Ainsi la parole du poète délivre elle aussi de la solitude où plonge chaque humain à sa naissance.